15 848, c’est le nombre de viols recensés pour l’année 2016, selon Le Figaro. Si ce chiffre paraît colossal, il est, en réalité, loin d’être exact. Aujourd’hui, l’affaire Weinstein fait sortir les mannequins et autres actrices du silence, mais bon nombre de femmes se réfugient dans un mutisme profond. Elles sont caissières, étudiantes, infirmières, commerciales. Ce sont vos sœurs, vos amies, vos amantes, votre mère. Elles sont là, tapies dans l’ombre, attendant que quelqu’un vienne leur tendre la main. Elles ont toutes vécu des histoires différentes, mais portent sur leurs épaules le même traumatisme. La honte, la gêne, le dégoût, la culpabilité. Et parfois, la force de retrouver la parole.
« Ils m’ont violé à tour de rôle »
Le harcèlement scolaire, ce fléau qui touche n’importe quel adolescent et qui, parfois, prend des tournures irréversibles. Se faire violer au détour d’une soirée arrosée, dans une ruelle sombre ou en métro en rentrant du travail, sont des cas de figure plus exceptionnels. La plupart du temps, l’agresseur connaît sa victime. Il avance en terrain connu. C’est un prédateur qui observe, renifle, jauge. Et qui passe à l’acte quand son pauvre jouet s’y attend le moins. C’est comme cela qu’Élisa, 14 ans au moment des faits, s’est retrouvée dans les toilettes publiques, contre son gré, avec deux camarades de classe : « En quatrième, il y avait un garçon, Tourpal, qui me pelotait quasiment tous les jours. Je ne saurais dire combien de temps après il est passé à l’acte, il m’avait déjà prévenu de ce qu’il allait faire via Facebook, en me disant qu’il allait m’attraper, qu’il n’avait pas peur. Moi, je n’y croyais pas tellement, je me disais qu’il avait une certaine limite ». Un harcèlement constant au sein du collège, qui monte crescendo et dont le dénouement final n’était pas à prévoir pour Élisa : « ce lundi 11 mars 2013, je finissais les cours plus tôt, alors avec ma meilleure amie et deux camarades de classe, nous sommes restés dans le village aux abords du collège. C’est là que j’ai aperçu Tourpal avec son pote, Ibrahim. Ils m’ont pris par le bras, ont fait fuir mes amis et m’ont emmenée dans un parc. Là, ils m’ont poussée dans les toilettes publiques et ont fermé à clé. J’étais tétanisée. J’espérais qu’ils réagissent, qu’ils prennent conscience que ce n’était pas bien, mais non, ils m’ont violé à tour de rôle. L’un m’immobilisait pendant que l’autre me violait. J’ai essayé de m’enfuir, mais impossible, deux garçons musclés contre moi qui étais toute faible. Dès le lendemain, Tourpal avait tout raconté à ses copains, mais bien évidement en disant que j’étais consentante. C’est là que le cauchemar a commencé ».
« J’ai porté plainte, mais cette justice est lamentable »
Pour toutes les victimes d’abus sexuel, raconter ce qu’elles ont enduré est une véritable épreuve supplémentaire. Beaucoup essaient de se reconstruire en oubliant. Élisa, elle, a trouvé le courage de sortir du silence, malgré ce vide juridique actuel écoeurant : « j’ai porté plainte, mais cette justice est lamentable. Seize mois pour l’un et dix-huit mois pour l’autre. Une peine vraiment misérable pour avoir gâché ma vie », se désole-t-elle.
« Il m’a emmené dans une cabane et m’a forcé à lui faire une fellation »
Le viol, une calamité, qui, avec l’affaire Weinstein, gonfle sur les réseaux sociaux où chacune y va de son témoignage avec le hashtag #balancetonporc. C’est ainsi que plus de 16 000 tweets ont été générés ce week-end sur Twitter. Le but, permettre à toutes ces femmes de sortir enfin de l’ombre en faisant exploser la vérité au grand jour. Oser. Enfin. Des individus, avouent, au détour d’un tweet, l’inavouable. Lola*, devenue une jolie jeune femme de vingt ans, balance son porc, elle aussi : « j’avais douze ans, j’étais en week-end chez mon père. C’était l’été, je jouais dehors avec les voisins. L’un a proposé à mon père de m’emmener dans un terrain un peu plus loin pour voir les animaux et il a accepté. Là-bas, il m’a emmené dans une cabane, il s’est mis devant moi et m’a demandé de lui faire une fellation. J’avais douze ans, je ne comprenais rien du tout. Du coup, il m’a pris la tête et m’a forcé. Mais heureusement pour moi, au bout de cinq minutes, son père l’a appelé de la maison, il s’est rhabillé et m’a dit de ne rien dire à personne si je ne voulais pas avoir de problèmes. Je n’ai jamais rien dit à personne, jusqu’à aujourd’hui ». Un mutisme contagieux, selon elle, puisque les proches des victimes conscients de l’abominable vérité délient rarement leurs langues : « l’affaire Weinstein ne m’étonne pas ! Oh, il est loin d’être le seul ! Mais ce qui me désole le plus, c’est que beaucoup de gens étaient au courant de ce qu’il faisait, mais personne n’a bougé, tout le monde a fermé les yeux » se lamente-t-elle.
« De sa neuvième à sa douzième année, son grand-père la violait. Et de bien des manières »
Le monde du cinéma, le cercle scolaire ou amical… Tous les secteurs peuvent être touchés et aucune femme n’a l’immunité. Le totem. Le badge anti-viol. Le cercle familial, est, lui aussi, plus que heurté. Andréa*, 27 ans aujourd’hui, revient sur l’histoire de sa mère. L’histoire d’une famille entière : « on est en mai 2004, j’ai tout juste 14 ans, quand ma mère m’appelle sur mon portable. Elle a quelque chose d’important à me dire. Le goûter joliment disposé sur la table du salon, les cafés chaudement servis et le visage de ma mère mi-apeuré mi-détendu, son sourire essayant de dissimuler angoisses et détresse. Son regard dit déjà beaucoup et malheureusement, je comprends l’essentiel sans qu’elle dise un mot. Cela paraît insurmontable mais elle réussit pourtant, sans mâcher aucun de ses mots mais en sanglotant, à nous révéler l’impensable pour nous tous. De sa neuvième à sa douzième année, son grand-père la violait. Et de bien des manières ». Comme de nombreuses victimes, un silence beaucoup trop long et une vérité qui explose et sème ses éclats de verre un peu partout. Andréa poursuit, émue : « Là, elle nous explique que la seule arme qu’elle eut à l’époque, fut la force d’occulter et d’enfouir au plus profond d’elle cette mémoire, pour réussir à survivre le plus normalement possible. Que de toute façon, elle se sentait bien trop coupable pour réussir à parler. Elle explique ensuite à mon père qu’il est l’unique homme de sa vie. Qu’elle avait souhaité de toutes ses forces ce mariage et cet enfant avec lui. Mais que tout au fond d’elle, il lui était trop difficile d’être femme. En tout cas, celle d’un homme. D’où leur séparation et le reste de sa vie destiné à être partagé qu’avec des femmes ». Une force retrouvée pour enfin faire éclater la vérité et se libérer totalement, mais qui laisse Andréa la tête pleine à craquer d’incompréhensions : « ce que je ne comprenais pas, c’est la raison pour laquelle elle avait tenu à me donner le prénom de son bourreau. Son enculé de grand-père s’appelait Andréa. Prénom que je portais fièrement jusque-là, tant on me faisait des éloges de cet homme, adulé de toute la famille. Prénom que j’ai porté comme un fardeau par la suite. A tel point que j’ai voulu en changer ».
« Du jour au lendemain, je n’ai plus rien ressenti. Plus aucune sensation à la pénétration, plus aucun plaisir »
Marine Quanta, psychologue à la retraite, en a vu défiler, des femmes apeurées sur son joli divan en velours. Pour elle, le traumatisme que subissent les victimes peut avoir des répercutions héréditaires. Andréa raconte, comment, il y a maintenant quatre ans, la souffrance de sa mère a fait irruption dans sa vie bien rangée : « du jour au lendemain, je n’ai plus rien ressenti. Plus aucune sensation à la pénétration, plus aucun plaisir. Au début, je ne me suis pas inquiétée, j’ai pensé que c’était les hormones. J’ai arrêté de prendre la pilule, pour voir. Mais cela durait trop. C’est devenu un désespoir, une obsession. J’ai commencé à être malade. Jamais bien. Souvent triste. Ont commencé à surgir des douleurs, ici et là, une sciatique inextinguible pendant deux ans, des fourmis sporadiques dans les jambes, les cuisses. Et là, l’engrenage de l’angoisse, les consultations et les examens médicaux à n’en plus finir. On me parle de sclérose en plaque, du syndrome d’Alcock. Mais rien de vraiment concluant d’après les examens. Puis j’ai vu un médecin. Il était mon dernier espoir. C’est le seul qui m’a regardé dans les yeux, plein de compassion et qui m’a dit d’aller voir un psy. Il m’a demandé, de but en blanc, si moi ou ma mère avions vécu des traumatismes. Et là, je m’effondre et je devine ».
« La mémoire du corps, l’héritage de ta mère qui toque à ta porte un jour pas fait comme un autre, ce prénom sali que tu portes »
Andréa est un barrage qui s’effondre sous le poids des eaux. Il est difficile de trouver une solution quand l’origine du problème est inconnue. Ce médecin apporte des réponses à la jeune femme. Des réponses essentielles si elle veut pouvoir se reconstruire un jour : « la mémoire du corps, l’héritage de ta mère qui toque à ta porte un jour pas fait comme un autre, ce prénom sali que tu portes sans comprendre pourquoi depuis tant d’années. Je ne croyais pas à la somatisation. Et pourtant, je ne peux pas l’ignorer, je suis l’exemple même que le corps est le reflet de l’âme ». Elle continue son épopée pour trouver des réponses à ses questions restées en suspens. Elle ne veut pas s’assommer d’antibiotiques ou d’anti-douleurs, mais elle confie avoir eu recours à des séances d’hypnose. Des séances difficiles à vivre, mais qui l’ont aidée à repêcher dans sa mémoire, quelques bribes de réponses prononcées par sa mère, mais qu’elle n’avait pas voulu entendre : « et c’est là que j’ai compris que je portais le plus magique des prénoms. Celui qui aida ma mère à vaincre son malheur en lui évoquant le plus beau plutôt que le plus laid. Celui qui remplaça le souvenir de son plus gros malheur par celui de sa plus belle réussite. A l’évocation de ce prénom, elle ne penserait plus à lui, le monstre, mais à moi, son trésor. Ce prénom qu’elle m’a donné, c’était sa revanche, son espoir, sa force, son médicament. Voilà ce qu’elle avait tenté de m’expliquer et que je n’ai pas su comprendre à quatorze ans. Voilà la réponse que j’attendais, que je me suis apportée seule après maints combats et qui m’a soignée de tous les maux ». Et pour toutes ces femmes, la vie a repris. Une vie normale. Enfin, pas tout à fait normale. Jamais vraiment normale.
*les prénoms ont été modifiés
ROMY FUSTER