Alors que son mystère serait sur le point d’être résolu, la « colonie perdue de Roanoke » fascine toujours outre-Atlantique. Sa place dans la culture populaire est révélatrice de l’histoire des États-Unis.
« Parler de Roanoke à un Américain, c’est comme évoquer l’énigme du Masque de Fer en France ou l’identité de Jack l’Eventreur à Londres ». La présentation de cette histoire par le Nouvel Obs est sans équivoque : la colonie perdue de Roanoke est une partie intrigante et majeure de la culture américaine. Alors que de nouvelles découvertes supposent que les colons se sont réfugiés auprès d’Indiens afin de survivre, EDJ News revient sur cette histoire au commencement des États-Unis.
L’histoire de la colonie
En 1587, en pleine guerre contre l’Espagne, le Royaume-Uni lance sa première expédition peuplée uniquement de colons dans le Nouveau Monde. Sous la direction de John White, une centaine de Londoniens s’installe sur l’île de Roanoke, dans l’actuelle Caroline du Nord, où la première anglo-saxonne est née sur le sol américain : Virginia Dare (nous y reviendrons plus tard). Les colons ne sont pas très habiles ni aptes à la survie, les stocks s’amenuisent. John White reprend alors le navire direction la Mère Patrie pour récupérer des provisions et des matériaux pour les habitats. Mais la guerre fait rage et il ne peut repartir qu’en 1590, trois ans après son départ. Sur place, personne. Comme si rien n’avait jamais foulé le sol de cette terre. Seul un arbre aux alentours porte l’inscription « Croatoan ». Des recherches sont menées, en vain. John White ne retrouvera jamais la trace de ses camarades, ni de sa famille. La colonie a tout bonnement disparu.
L’idée d’une insertion avec les Indiens
De très nombreuses théories émergent, mais l’idée favorite aux États-Unis est qu’une tribu indienne a massacré les colons britanniques. Mais sans le moindre cadavre de colon ni aucun matériau retrouvés sur ces terres à cette époque, et avec les nouvelles découvertes de poteries britanniques trouvées au milieu de vestiges indiens datant du début du XVIIème siècle, les indices laissent supposer que les colons, inaptes à la survie, ont savamment changé de lieu de vie, prenant tout ce qui était en leur possession pour trouver refuge ailleurs, probablement auprès des indiens Chesapeake de la région. De plus, la zone au sud de la colonie était nommée à l’époque « Croatoan » par les Chesapeake. Les chercheurs étaient partis à la poursuite de leurs compatriotes à l’ouest, dans une zone préétablie en cas de problème, donc dans la mauvaise direction. Ce qui explique pourquoi ils ne les ont jamais retrouvés. Les historiens se sont affrontés pour savoir si le terme laissé sur l’arbre était une indication de leurs assaillants ou de leur direction, la balance penchant pour cette seconde option.
C’est à peu près la même conclusion à laquelle était arrivée John Smith (oui, le John Smith de Pocahontas a vraiment existé) en 1607 lors de son enquête sur cette disparition en marge de sa propre expédition. Si la réponse a été donnée dès l’époque, pourquoi a-t-il fallu attendre plus de quatre siècles pour la corroborer ? Pourquoi autant de débats autour de cette colonie ? C’est sur ce point que le livre The Secret Token : Myth, Obsession and the Search for the Lost Colony of Roanoke d’Andrew Lawler, référence sur le sujet, apporte un éclairage et les réponses les plus intéressantes.
Une utilisation historique de la colonie perdue
En menant son enquête, l’auteur découvre qu’est employée l’expression « colonie perdue » à partir des années 1830. Il était évident auparavant que pour survivre, les Britanniques avaient rejoint les Indiens. Mais au début du XIXème siècle intervient un changement de mentalité aux États-Unis. En contexte : un « Removal Act » pour repousser les Indiens au-delà du fleuve Mississippi, les esclaves des États du sud commencent à se rebeller et l’immigration irlandaise est au plus fort… Les « WASP » (White Anglo-Saxon Protestant) deviennent nerveux. Se renforce à cette période une haine de la mixité raciale et il devient illégal de se marier avec une autre « race ». Alors l’histoire de Roanoke surgit à nouveau.
L’idée commune d’une insertion des « blancs » parmi les « rouges » n’est plus considérée comme une bonne réponse. Cela ne peut pas être la vérité. Comment des gens éduqués ont-ils pu rejeter si facilement la « civilisation » pour rejoindre les « barbares » ? La solution est donc ailleurs, plus romantique, plus mystérieuse : ils ont échoué, mais la colonie est morte pour la « cause ». Dès lors, la colonie et surtout Virginia Dare sont utilisées à des fins politiques.
Le cas Virginia Dare
Virginia Dare, premier enfant blanc à naître sur le sol américain, est très célèbre aux États-Unis. Des romans lui ont été consacrés, des études, des marques… Y compris de nos jours. Mais c’est la personne célèbre dont on sait le moins de choses. Selon l’auteur, deux éléments de la vie de cette fille sont connus : « Elle est née, elle a été baptisée ». Pourtant, en 1830, une résurgence de son nom apparaît dans l’imaginaire collectif. Le nom de Virginia Dare est utilisé de toute part. D’un côté, une idée germe selon laquelle la jeune fille aurait survécu au massacre des Indiens. En grandissant, elle a appris à vivre seule et à ne compter sur personne d’autre. Elle alimente le fantasme des lectrices et les idées des féministes : avec ce nouveau monde, les femmes peuvent être libres. De l’autre côté, pour les hommes blancs suprématistes, elle est devenue le symbole de ce qui se passe si vous laissez une fille blanche avec des sauvages. Elle est politisée pour envenimer la peur de l’autre, la peur de l’immigrant, la peur de toute personne non blanche, non anglo-saxonne et non protestante. Au final, « on en apprend plus sur ceux faisant les théories que sur les élisabéthains perdus », estime Andrew Lawler.
Le « big-bang » des États-Unis
Cette histoire marque également le « big-bang » du pays selon l’auteur. Elle a été le point de rencontre entre les Européens, les Indiens et les Africains (les esclaves issus des expéditions militaires abandonnées), et a brassé les ethnies pour la première fois dans un pays multiculturel fondé sur l’immigration. Mixité, « symbole de la grandeur de l’Amérique » d’après Andrew Lawler, attisant de nombreuses tensions également tant le racisme est imprégné dans le pays. La conclusion du livre est qu’on en sait tellement peu sur la colonie et sur Virginia Dare que les sujets sont libres d’interprétation. Chacun y projette ses propres pensées, ses fantasmes ou ses peurs. Autant de raisons pour lesquelles les Américains sont fascinés par la fameuse colonie perdue de Roanoke.