Symbole de la « nouvelle Turquie »[1], le maître d’Ankara multiplie depuis plusieurs années les provocations sur la scène internationale. Un interventionnisme de tous les instants et une communication offensive qui interpellent. Derrière les mots, on vous décrypte les ambitions de celui qui se fait appeler « Reis » (Chef) par son administration.
« Que cherche vraiment Erdogan ? », ou la question posée depuis de longs mois par les médias français et internationaux. Car derrière des déclarations dont le caractère agressif n’est plus à commenter, les réelles motivations du président turc semblent parfois confuses. Emmanuel Macron en a fait les frais fin octobre, lorsque ce dernier lui a conseillé de faire « un examen de santé mentale », en raison de son obsession supposée envers les musulmans de France. Alors oui, les relations houleuses qu’entretiennent Paris et Ankara sur plusieurs dossiers brûlants (comme la Libye ou les incursions turques en eaux territoriales de la Grèce) peuvent l’expliquer. Ce n’est pas faux. Mais de façon plus générale, elles représentent surtout la faille diplomatique qui existe aujourd’hui entre les gouvernements occidentaux et la Turquie.
Erdogan, sauveur présumé du monde musulman
Si « l’outrance et la grossièreté ne sont pas une méthode », selon l’Élysée, Erdogan prouve bien le contraire en déterrant la « politique de l’insulte[2] » aux portes de l’Europe. Car derrière la France, c’est bien le vieux continent qui subit encore et toujours les foudres du petit père des Turcs. Ou plus précisément l’Union Européenne… Bien conscient que sa candidature au rang d’état membre n’est plus étudié par Bruxelles et Strasbourg, R.T Erdogan a décidé de lui livrer une guerre idéologique incessante. Il se positionne par exemple comme protecteur du monde musulman face à des gouvernements qui, selon lui, seraient rongés par la xénophobie. Une attitude revancharde également entretenue par son directeur de communication, Fahrettin Altun, qui lui accuse l’Europe de diaboliser les musulmans. Tout ça pour quoi ? Reprendre le contrôle sur la diaspora turc européenne, et plus encore : « Il se sent investi par Dieu d’une double mission, celle de redonner à l’Islam toute sa place en Turquie et de redonner à la Turquie héritière de l’Empire ottoman toute sa place dans le monde », précise Cengiz Candar, politiste et ex-proche du président turc dans les colonnes du Monde.
Rebâtir un Empire Ottoman
De fait, la dérive autoritaire d’Erdogan s’illustre d’abord par la volonté de jouer sur des sujets susceptibles de faire réagir l’opinion publique turque. Avec la religion, son sujet favori, il n’hésite pas à bien définir deux catégories ; le « Nous » (la Turquie musulmane) et le « Eux », (l’ennemi occidental). Là encore, Georges Duhamel, en son temps, expliquait que la rhétorique populiste consistait à « frapper les multitudes et exaspérer l’adversaire ». Mais l’ambition d’Erdogan ne se limite pas à jouer le poil à gratter sur la scène diplomatique. Non. Erdogan, c’est la nostalgie d’une Turquie forte, au cœur de l’Empire Ottoman, épicentre de la religion musulmane. Et tout dans sa politique extérieure actuelle tend vers cet idéal. Pour se faire, Ankara développe son hard power en multipliant ses interventions militaires dans ses pays voisins, de la Syrie au Haut-Karabakh, en passant par le contrôle des hydrocarbures méditerranéens face à la Grèce. Un développement bien aidé par le retrait progressif des troupes américaines dans la région syrienne sous la présidence de Donald Trump. Et la Libye ? Derrière une expansion de son influence au Maghreb, Erdogan a surtout réussi à intégrer un pays très vulnérable politiquement dans son accord de délimitation des espaces maritimes (signé avec le Gouvernement d’Accord National en novembre 2019).
Les yeux plus gros que le ventre
Mais les ambitions géopolitiques du dirigeant turc se heurtent toujours à plusieurs barrière. Car s’il profite du retrait progressif des troupes américaines dans le Moyen Orient pour se bâtir un État fort et autonome, il se heurte toujours à deux grandes barrières. La première est d’ordre économique. Difficile pour Ankara de tourner le dos à l’UE à 27, son premier partenaire commercial. En décembre 2019, 44% des exportations[3] turques étaient à destination de l’Union Européenne. D’autre part, l’importante dépréciation de la livre turque par rapport au dollar depuis le début de l’année pose aussi une question de stabilité financière.
Enfin, Erdogan souffre d’une fracture sociale et d’une perte d’influence sur la jeunesse turque. Là où le Reis rêvait de voir naître une « génération pieuse », aux valeurs patriotiques (pour ne pas dire nationalistes), il doit maintenant composer avec une part de la population devenue presque rebelle. Une désunion illustrée en juin dernier, lors d’une visioconférence avec ses « jeunes ». Le service de communication présidentiel avait alors interrompu le live en raison d’un trop grand nombre de commentaires contestataires à l’égard de l’AKP[4]. Une contestation qui pourrait, à terme, se traduire dans les urnes…
[1] Expression rendu célèbre par l’économiste et journaliste, Ahmet Insel, désignant le retour d’Ankara sur la scène internationale depuis 2014 et l’élection de Recep Tayyip Erdogan.
[2] Théorie énoncée la première fois en 1938 par l’académicien Georges Duhamel. A l’époque il visait principalement l’état-major Nazi.
[3] Source : Tresor.économie.gouv.fr
[4] Parti de la Justice et du Développement (islamo-conservateur), présidé par Recep Tayyip Erdogan.