Adèle Haenel: la voix de la colère

0
1813
Adèle Haenel victorieuse du César de la meilleure actrice pour son second rôle dans "Suzanne" en 2014. ©WikimediaCommons_GeorgesBiard

Deux ans après sa sortie fracassante des César, cérémonie qui a vu Roman Polanski, accusé de viols sur mineurs, être récompensé du prix de la meilleure réalisation, Adèle Haenel est devenue le visage du #MeToo français. Elle porte également une voix de colère contre des actes qu’elle dénonce et qu’elle dit avoir elle-même subi de la part du réalisateur Christophe Ruggia lorsqu’elle était âgée de 12 à 15 ans. Portrait.

Impétueuse, intrépide et révoltée. On l’appelle aussi la frondeuse. « Adèle me fait penser à une casserole d’eau qui saute sur le feu », plaisante le réalisateur Pierre Salvadori.  Ses grands yeux bleus, intenses, déshabillent ceux qui la croisent du regard. Mais c’est par la parole qu’Adèle Haenel a bouleversé, pour les années à venir, le monde du cinéma français. Et au-delà. Celle qui se plaisait à imiter le loup de Tex Avery est la première actrice à dénoncer les violences faites aux femmes dans le septième art. Nombreux sont ses détracteurs. « Le César de la déclaration la plus stupide est attribué à la comédienne Adèle Haenel », vilipende l’avocat essayiste, Gilles-William Goldnadel. « Adèle Haenel doit avoir un gros bobo quelque part pour être partie comme elle l’a fait », se moque Maïwenn lors de sa sortie à la remise des Césars en 2020.

Une enfance marquée par une carrière précoce

Née en 1989 à Montreuil, Adèle commence le théâtre très tôt, à l’âge de 5 ans. Elle ne se doute pas à l’époque que ce qu’elle considère comme une simple activité, deviendra une passion viscérale. La jeune fille aime aussi « la baston » et pratique le judo. A 11 ans, lorsqu’elle accompagne son frère pour un casting, c’est elle qui est repérée pour jouer le premier rôle dans le film. S’en suit une descente aux enfers.

Lors d’une interview exclusive accordée à Mediapart en automne 2019, l’artiste y déclare avoir été victime d’attouchements et de harcèlement sexuel par le réalisateur, Christophe Ruggia. Elle n’était alors âgée que de 12 à 15 ans.  « Il m’a détruite », confesse-t-elle. Plusieurs témoins confirment les attitudes déplacées du metteur en scène sur le tournage. Câlins, bisous, isolement des enfants… Tous parlent d’une « emprise ». D’autres disent n’avoir rien remarqué. Quant au comportement de la jeune fille: « Sa famille y a d’abord vu une crise d’adolescence. Son frère Tristan dit avoir mis « l’éloignement » et les « colères » de sa sœur sur le compte de « la puberté », rapporte Mediapart. L’omerta reste alors complète. Jusqu’à sa déclaration, 15 ans plus tard.

Pour la comédienne, le silence a été « une immense violence, un bâillonnement ». La raison qui l’a poussée à prendre la parole publiquement? Il en existe plusieurs. D’abord, le film Leaving Neverland sur Michael Jackson, où elle réalise que son histoire est en fin de compte « une histoire publique ». Puis, elle apprend que son ancien mentor va tourner un nouveau film jouer par… des adolescents. C’en est trop pour l’actrice. Elle ne peut pas laisser passer ça. Pas encore une fois.

« Je suis revenue, fragile, mais je suis revenue »

Ses carnets personnels dépeignent une adolescence troublée. A 17 ans, elle parle du « bordel monstrueux dans [sa] tête », et confie: « Parfois je pense que je vais réussir à tout dire. […] Je ne peux pas m’empêcher de penser à la mort ». Crises de panique, angoisses et idées suicidaires, Adèle revient de loin. Derrière son apparente colère se cache une blessure profonde, ancrée: « Je suis revenue, fragile, mais je suis revenue ». Ses petits « retours à la vie », comme elle les appelle, ce sont le taoïsme, ses chevaux à qui elle rend visite dans une ferme en Allemagne, ou les stand-up de Blanche Gardin, son humoriste préférée.

Ce n’est que 6 ans après son premier film qu’elle fait sa réapparition sur le grand écran. Portrait de la jeune fille en feu, Naissance des pieuvres, autant de films qui mettent en avant des problématiques contemporaines bien souvent décriées. A ses côtés, un monde peuplé de femmes dans lequel elle se sent en sécurité. Dont une en particulier. Céline Sciamma, réalisatrice avec laquelle elle entame une relation amoureuse.  C’est aussi dans ce milieu de confiance qu’elle prend les armes: « Je veux raconter un abus malheureusement banal, et dénoncer le système de silence et de complicité qui, derrière, rend cela possible. ». Car plus qu’un homme, c’est une réalité qu’elle dénonce.

* Ce travail a fait l’objet d’une double vérification juridique et éditoriale par Léna Peguet *

Caroline Rohr